CE “NEZ” PEUT DISTINGUER JUSQU’À 70 MAUVAISES ODEURS
Christelle Nicolet, chef de service du laboratoire Air Intérieur au sein de Bureau Veritas Laboratoires, est « nez » pour l’industrie. Elle peut reconnaître jusqu’à 70 types différents d’odeurs, et travaille avec de grandes entreprises pour faire la chasse aux effluves désagréables. Portrait.
Ils sont cinq, alignés dans leur box, assis à une petite table, face contre mur, séparés les uns des autres par une fine cloison de bois blanc pour ne pas s’influencer. Devant eux, trois grands bocaux fermés. A l’intérieur, trois plaques de plastique dont ils ignorent tout. Pour l’heure, ils soupèsent les bocaux, et lorgnent l’intérieur d’un regard curieux. Ils attendent que l’ordre de « sentir » leur soit donné.
Nous sommes à Saint-Ouen-l’Aumône, à une vingtaine de kilomètres au Nord-ouest de Paris, dans l’un des laboratoires de Bureau Veritas. Des laboratoires, oui, car ce qu’il se prépare ici est une mission scientifique. Les hommes et les femmes que nous avons devant nous sont les membres d’un panel olfactif pour l’industrie. En d’autres termes, ce sont des « nez », et leur tâche du jour est de déterminer pour le compte d’une marque automobile si, oui ou non, l’utilisation d’un matériau peut être envisagée dans l’habitacle d’une voiture.
À la tête de cette « brigade des nez » se trouve Christelle Nicolet, chef du service du Laboratoire Air intérieur au sein de Bureau Veritas Laboratoires depuis 2008. Après avoir précédemment passé deux ans chez Renault comme ingénieur Qualité de l’Air, cette ingénieure chimiste de 36 ans s’est depuis toujours donné pour mission de débusquer les mauvaises odeurs, partout où elles se trouvent. Son métier ? Nez pour l’industrie. Les constructeurs automobiles, fabricants de meubles et autres entreprises du bâtiment font régulièrement appel à ses services pour savoir si les composants et matériaux qu’ils comptent utiliser sentent bon ou non.
Nous avons tous pu en faire l’expérience : en montant dans une voiture neuve, en déballant les cartons d’emballage d’un meuble, des odeurs particulières nous saisissent. Si cela « sent bon », aucun problème, tout le monde sera content. L’ennui, c’est qu’il n’en va pas toujours ainsi. Et l’ennui, surtout, c’est qu’il en va des odeurs comme des goûts ou des couleurs : ce qui est agréable pour l’un sera parfaitement insupportable pour l’autre.
Interdiction de boire ou manger une heure avant les tests
Cette complète subjectivité est un vrai casse-tête pour l’industrie. Elle fabrique à grande échelle, pour le plus grand nombre, et ne peut se payer le luxe de faire fuir un client potentiel, incommodé par une odeur qu’il jugerait désagréable.
Christelle Nicolet est justement là pour éviter cela. Elle met son nez au service de l’industrie pour classifier et catégoriser ces odeurs, dire ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Un exploit qui ne doit rien au hasard, et tout au travail. Avec son équipe de neuf personnes, comme une sportive de haut niveau, elle entraîne son nez une à deux fois par mois. Le principe ? Sentir, encore et encore, et pouvoir reconnaître, à coup sûr, quelles sont les molécules dominantes. Pour cela, interdiction de fumer, et les jours de tests, de se parfumer. Et une heure avant le début des tests, interdiction de boire ou de manger. « Evidemment, il faut une affinité initiale avec ce milieu des nez. Mais c’est surtout le fruit d’un apprentissage rigoureux, relève en effet Christelle Nicolet. Nous sommes éduqués à savoir ressentir, dire et décrire, d’une manière scientifique, ce que sont telles ou telles odeurs. Et tout le monde, à condition d’y mettre un peu du sien, peut sur le papier devenir nez. »
Un panel limité à 70 odeurs pour se concentrer sur l’essentiel
On la croit sur parole. Un nez, cela s’exerce, et c’est en travaillant que ses compétences métiers s’améliorent. Les nôtres sont encore largement perfectibles. En guise de mise en bouche, ou plutôt de mise en nez, elle nous fait sentir, à l’aveugle, une bandelette de test plongée dans un petit bocal. Pour nous, aucun doute, cela sent l’ail. Elle sourit. Si elle s’accorde avec nous sur l’odeur générale, pour elle c’est du disulfure d’allyle.
« Dire que cela sent l’ail, c’est un ressenti. Vous avancez cette idée parce que vous connaissez l’ail, que vous l’avez déjà senti, et qu’au moment où vous avez placé cette bandelette de test sous votre nez, ces souvenirs olfactifs vous sont revenus. Mais une autre personne, spontanément, aurait très bien pu évoquer l’oignon cuit. C’est très proche et les réponses, à chaque fois, sont faites en fonction de son vécu, de son histoire, explique-t-elle. L’industrie ne peut se permettre ces à peu près, et c’est pourquoi nous travaillons sur ce que l’on appelle le langage des nez. »
« La méthode utilisée a pour vocation de faire en sorte qu’en matière de définition des odeurs, toute la communauté scientifique parle le même langage, précise Christelle Nicolet. Il s’agit donc de se baser sur les 70 molécules de références retenues pour décrire objectivement les odeurs. »
En soi, cette liste de 70 ne veut pas dire grand-chose : les odeurs, quelles qu’elles soient, sont toujours riches d’une infinité de nuances. Ce qui est important ici : ne pas se perdre dans le détail pour mieux se concentrer sur l’essentiel. C’est par ailleurs, tout ce qui différencie nos « nez » de l’industrie de ceux de la parfumerie. Dans le premier cas, la mission est, autant que possible, de supprimer les odeurs. Dans le second, de les sublimer.
Eviter aux consommateurs de mauvaises surprises
Mais revenons à nos boxes, où nous avons laissé nos cinq panelistes. Comme la chaleur libère les volatils odorants, les matériaux plongés dans les bocaux ont été préalablement chauffé - entre 65°C et 80° C – pour simuler le cas d’une voiture laissée l’été en plein soleil. Le test peut débuter. Les bocaux s’ouvrent, les nez s’activent. Mis à contribution pour l’occasion, nous ne tenons pas deux secondes : on s’écarte tant l’odeur est forte. « Cela sent mauvais. Quelque chose comme du vernis » : c’est tout ce que nous sommes capables de dire, et avouons que cela n’aiderait pas beaucoup la marque automobile.
Nos experts, eux, sont plus prolixes : acétate d’éthyle dit l’un, phénol dit l’autre – les deux molécules sont d’une famille olfactive très proche. L’intensité de l’échantillon ? Evalué entre 4,5 et 5,5 sur une échelle de 1 à 6. Le ressenti global ? « Très déplaisant ». Le verdict ? « Non-acceptable ». Il va revenir au constructeur qui, assurément, réfléchira à deux fois avant de l’utiliser.
Christelle Nicolet, avec son équipe, vient sans doute de lui éviter bien des déboires industriels et commerciaux. Il peut les remercier. Et nous, en tant que consommateurs, aussi : c’est grâce à elle que, le plus souvent, seule une douce et agréable odeur de cuir vient nous chatouiller les narines quand nous montons dans nos voitures.